KARACHI : DEPUIS LA SUISSE, DES RÉTRO-COMMISSIONS VERS DES POLITIQUES FRANÇAIS
Mediapart, 5 novembre 2009, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme
"...Le dossier dort dans les archives des autorités judiciaires helvétiques et plane comme une ombre menaçante sur la France: la Suisse a discrètement investigué sur les dessous du contrat Agosta (la vente de sous-marins français au Pakistan en 1994) et collecté des informations à ce jour inexploitées.
Selon des informations recueillies par Mediapart, une enquête pour «blanchiment» menée entre 1997 et 2008 par les autorités judiciaires de Genève contre l’actuel président du Pakistan, Asif Ali Zardari, a permis de mettre au jour de nombreux mouvements bancaires douteux entre plusieurs intermédiaires cités dans le volet financier de l’affaire de Karachi instruite en France. Il s’agit de transferts d’argent opérés au milieu des années 1990 à partir de comptes suisses entre diverses sociétés offshore (implantées notamment dans les îles Vierges britanniques, un paradis fiscal), dont les responsables ou les ayants droit de fait étaient Abdul Rahman El Assir, Amir Lodhi et Ziad Takieddine.
Certains de ces mouvements financiers ont eu pour destination finale la France et pourraient concerner des flux de corruption destinés, in fine, à des décideurs politiques français, selon des sources concordantes. Les noms de ces trois agents d’influence (MM. El Assir, Takieddine et Lodhi) sont bien connus des autorités françaises et pakistanaises puisqu’ils sont apparus, en 1994, dans le cadre de la vente au régime d’Islamabad de trois sous-marins Agosta par le gouvernement de l’ancien premier ministre Edouard Balladur. Montant de l’opération: 825 millions d’euros – dont 10,25 % de commissions..."
lien direct : http://www.mediapart.fr/journal/france/041109/karachi-revelations-sur-la-piste-des-comptes-suisses
AFFAIRE DE KARACHI : UN EX- RESPONSABLE DE LA DCN OUVRE LA PISTE INDIENNE
Mediapart, 4 novembre 2009 Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme
"...Jean-Marie Boivin, l’homme que l’on présente parfois comme l’«Alfred Sirven» de l’armement, par allusion à celui qui détenait les secrets les plus inavouables d’Elf-Aquitaine, a enfin parlé. Dans le cabinet du juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic, qui enquête sur les causes de l’attentat qui avait causé la mort, le 8 mai 2002, de onze employés français de la Direction des constructions navales (DCN) à Karachi, cet ancien responsable financier de la DCN, interrogé en qualité de témoin le 23 octobre, a ouvert une nouvelle piste.
L’attaque contre les intérêts français n’aurait rien à voir avec les islamistes pakistanais ou Al-Qaida (comme le soupçonnait initialement la justice), pas plus qu’avec un règlement de comptes lié à des commissions qui n’auraient pas été payées par la France à l’occasion de la vente de sous-marins Agosta (thèse privilégiée par les juges Marc Trévidic et Yves Jannier depuis 2008), mais pourrait avoir été le fruit d’une vengeance de militaires pakistanais, furieux que la France ait vendu des sous-marins de type Scorpene au grand ennemi du régime d’Islamabad, l’Inde.
Au cours de son audition, dont Mediapart a pu prendre connaissance, M. Boivin a révélé qu’à l’occasion du contrat Agosta, signé en 1994 entre la marine pakistanaise et DCNI (branche commerciale de la DCN), une clause confidentielle avait été ajoutée, à la demande d’Islamabad. Cette clause a pris la forme, selon M. Boivin, d’une «contre-lettre», c’est-à-dire une convention secrète qui contredit, en les annulant ou en les modifiant, des dispositions contenues dans un contrat. «Ce qui est intéressant dans cette contre-lettre, c’est qu’il s’agissait d’un engagement de la France et de DCNI de ne pas vendre de sous-marins à l’Inde», a précisé le témoin. M. Boivin s’est montré précis sur ses sources: «Je tiens cette information de Mme Joyeux [membre de l'équipe de DCNI] elle-même ainsi que de divers techniciens et ingénieurs qui faisaient partie de l’équipe de négociation..."
lien direct : http://www.mediapart.fr/journal/france/041109/affaire-de-karachi-un-ex-responsable-de-la-dcn-ouvre-la-piste-indienne
CE QUE RÉVÈLENT LES NOTES DE LA DGSE
Mediapart, 3 novembre 2009, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme
"...De manière assez surprenante, aucune des quarante notes déclassifiées par le gouvernement ne mentionne le contrat Agosta de 1994, dont certaines clauses sont encore tenues secrètes. Les services secrets français, comme Mediapart l’a déjà raconté, se sont pourtant longtemps intéressés à deux intermédiaires d’origine libanaise, Ziad Takieddine et Abdul Rahman El Assir, qui ont joué un rôle décisif dans ce contrat et qui sont aujourd’hui ouvertement suspectés d’avoir redistribué une partie de leurs commissions à des décideurs, en France comme au Pakistan. Détail qui n’en est peut-être pas un: les quarante notes remises aux magistrats sont toutes estampillées «confidentiel défense», le niveau de protection le plus faible. Aucun document classé «secret défense», ni a fortiori «très secret défense» (le plus haut niveau de classification), ce qui peut sembler également assez intrigant pour une affaire de cette ampleur. «La DCN a été prise pour cible en raison de sa vulnérabilité»
[...]
La totalité des documents déclassifiés par le gouvernement, dont on peut dès lors raisonnablement supposer qu’ils ne reflètent que de manière partielle le travail des services de renseignements français sur l’affaire de Karachi et ses possibles ramifications, se focalise exclusivement sur l’implication éventuelle d’Al-Qaida dans l’attentat du 8 mai 2002. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les documents en question n’offrent guère de certitudes sur ce point.
Dès le 16 mai 2002, soit huit jours après l’attaque qui a tué quinze personnes (dont onze Français) et blessé grièvement douze autres, la DGSE écrit que «le caractère discret de la présence française au Pakistan et de ses interventions en Afghanistan ne justifiait pas en soi cet attentat». Mais elle ajoute que le «caractère symbolique de la cible [des Occidentaux travaillant pour le compte de la marine pakistanaise, NDLR] et surtout la facilité d’approche» ont «pesé dans le choix des terroristes».
Une autre note du même jour précise: «A l’évidence, les autorités pakistanaises entendent très fermement écarter toute piste intérieure qui ne pourrait susciter qu’un débat interne problématique. En engageant la responsabilité d’Al-Qaida, Islamabad doit cependant impérativement trouver un acteur extérieur qui ne mettra pas en cause la stabilité du pays, notamment en zone pachtoune où le dialogue est déjà difficile avec l’Inde.» Six jours plus tard, les services français, qui jugent «de plus en plus probable que l’équipe de la DCN ait été prise pour cible en raison de sa vulnérabilité», insistent: «La responsabilité de groupes pakistanais opposés à la politique de Musharraf demeure la plus probable en dépit des accusations contre Al-Qaida.» Une autre note, qui souligne que «la piste intérieure [est] volontairement occultée par Islamabad», suggère que l’attentat «pourrait avoir pour origine des raisons politiques intéreures».
Une «fausse preuve forgée» par la police pakistanaise Accréditant l’idée d’une enquête biaisée à Karachi, la DGSE fait état, dès le 3 juin 2002, dans un rapport intitulé «Attentat de Karachi: vers la piste pakistanaise», de la volonté des services de sécurité pakistanais d’«écarter» désormais une implication d’Al-Qaida pour des raisons de politique intérieure. «Ils en sont aujourd’hui réduits à évoquer de façon informelle les hypothèses les plus douteuses [comme] une responsabilité des services américains de renseignements infiltrés au sein d’Al-Qaida», poursuit le document.
Deux semaines plus tard, les services secrets français évoquent une «enquête dans l’impasse» et affirment que «la piste des groupes fondamentalistes pakistanais demeure la plus crédible». Hypothèse qui sera appuyée par une note du 18 décembre 2002 selon laquelle Al-Qaida et le terrorisme international ne seraient donc pas à l’origine de l’attentat. Celui-ci «semble de plus en plus devoir être relié à un contexte purement local», écrit la DGSE. Qui ajoute: «Il sera d’autant plus difficile d’en identifier les réels commanditaires.» Suivant manifestement pas à pas les développements de l’enquête de la police pakistanaise, les services secrets français évoquent le 23 décembre 2002 une «zone d’ombre» majeure. Le seul indice matériel censé confondre un certain Asif Zaheer, suspecté d’être l’un des principaux responsables de l’attentat, est selon la DGSE «une fausse preuve forgée pour l’occasion puisque ce livret était en possession du Criminal Investigation Departement depuis de nombreux mois». Il s’agit en l’occurrence du livret d’immatriculation de la Toyota ayant servi, le 8 mai 2002, à l’attaque suicide contre le bus de la DCN et dont Asif Zaheer aurait été en possession.
Plus loin, la DGSE évoque à propos d’explosifs découverts chez le même Zaheer, sur la foi de confidences recueillies «en privé» auprès d’enquêteurs pakistanais, «un montage du chef de la police» qui «aurait elle-même dissimulé des détonateurs». Les expertises menées sur les lieux de l’explosion par la police scientifique parisienne ont par ailleurs permis de déterminer que les explosifs trouvés au domicile de Zaheer (du nitrate d’ammonium) ne correspondaient pas à ceux utilisés contre la DCN – du TNT militaire.
Le 14 mars 2003, trois jours avant l’ouverture du premier procès d’Asif Zaheer et de l’un de ses complices supposés, la DGSE se dit convaincue par avance que «ce procès ne permettra pas d’identifier les réels commanditaires de l’attaque suicide». Condamné à mort en première instance, Asif Zaheer sera finalement acquitté, le 5 mai 2009, par la cour d’appel de Karachi. Faute de preuves. Un autre suspect, Mohammad Sohail Habi, condamné à mort par contumace, a lui aussi été acquitté le 30 octobre dernier par la justice pakistanaise pour le même motif. La principale « faiblesse » de l’enquête officielle
A partir de septembre 2003, la DGSE semble ne plus savoir sur quel pied danser s’agissant des responsables de l’attentat. Dans une note du 8 septembre, elle affirme d’abord que «l’attentat anti-français du 8 mai 2002 a été perpétré par des activistes de la mouvance sectaire pakistanaise. Cette action a été partiellement financée par un membre d’Al-Qaida malgré les consignes de Ben Laden puisque cheikh Mohamed confirme le rôle joué par Zaheer, alias Shujah, chef du groupe responsable de l’attentat du 8 mai 2002». Puis elle ajoute, en commentaire, que «les explications de cheikh Mohamed n’expliquent [sic] pas les motivations des terroristes quant au choix de la DCN».
Et plus le temps passe, plus les services secrets français paraissent être certains de l’implication d’Al-Qaida sans que, pour autant, de nouveaux éléments déterminants n’aient émergé. Ainsi, dans un rapport du 8 avril 2005, les agents de la DGSE, qui parlent d’un attentat commis par le «deuxième cercle d’Al-Qaida», affirment que «les derniers renseignements recueillis permettent de considérer qu’Abou Faraj al-Libi, responsable des opérations d’Al-Qaida, est impliqué dans la formation et le financement des auteurs de cette action». Intitulée «Al-Qaida commanditaire de l’attentat contre la DCN à Karachi», une note du 6 juillet 2005 se veut encore plus affirmative. Insistant sur l’importance d’Abou Faraj al-Libi, arrêté quelques semaines plus tôt et accusé d’avoir «joué le rôle d’intermédiaire entre un cadre au sein d’Al-Qaida restant à identifier et les protagonistes de l’attentat», le document se conclut par cette curieuse formule: «L’identité du véritable commanditaire est encore inconnue, en revanche son appartenance à Al-Qaida ne fait plus de doute.»
Dans une note du 9 septembre 2005, la DGSE, qui souligne qu’Abou Faraj al-Libi aurait «nié toute implication d’Al-Qaida dans l’attentat», évoque les confessions d’un cadre de l’organisation de Ben Laden, soulignant que «[ses] réponses ne permettent pas d’identifier un commanditaire spécifique pour l’attentat de la DCN mais confirment que l’opération a été financée par Al-Qaida et réalisée par un groupe pakistanais local, le HUMAA».
Le 17 février 2006, les services français confirment que «la principale faiblesse de l’enquête officielle demeure la méconnaissance des commanditaires et du mode de financement de l’attentat». Tout en observant que «le service [la DGSE, NDLR] a néanmoins recueilli plusieurs renseignements indiquant l’implication des cadres d’Al-Qaida». Sans qu’il soit possible de savoir avec précision l’ampleur et l’exactitude de ces «renseignements».
[...]
Au terme de la lecture des liasses de documents déclassifiés par le gouvernement, une étrange impression de confusion subsiste, qu’il s’agisse, au Pakistan, des manipulations policières et de la lutte antiterroriste à géométrie variable, ou, côté français, de l’obstination des services de renseignements français à privilégier la piste menant à Al-Qaida, pourtant initialement écartée. Reste surtout une béance: l’absence de tout élément susceptible d’infirmer ou de confirmer la principale hypothèse d’enquête des juges, à savoir la piste des rétrocommissions occultes qui ont pu profiter au clan Balladur à l’approche de l’élection présidentielle de 1995. Selon cette thèse, c’est l’arrêt du versement des commissions dues par la France, décidé par les chiraquiens après l’élection de leur poulain, qui serait à l’origine de l’attentat." lien direct : http://www.mediapart.fr/journal/france/031109/affaire-de-karachi-ce-que-revelent-les-notes-de-la-dgse
Mediapart, 5 novembre 2009, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme
"...Le dossier dort dans les archives des autorités judiciaires helvétiques et plane comme une ombre menaçante sur la France: la Suisse a discrètement investigué sur les dessous du contrat Agosta (la vente de sous-marins français au Pakistan en 1994) et collecté des informations à ce jour inexploitées.
Selon des informations recueillies par Mediapart, une enquête pour «blanchiment» menée entre 1997 et 2008 par les autorités judiciaires de Genève contre l’actuel président du Pakistan, Asif Ali Zardari, a permis de mettre au jour de nombreux mouvements bancaires douteux entre plusieurs intermédiaires cités dans le volet financier de l’affaire de Karachi instruite en France. Il s’agit de transferts d’argent opérés au milieu des années 1990 à partir de comptes suisses entre diverses sociétés offshore (implantées notamment dans les îles Vierges britanniques, un paradis fiscal), dont les responsables ou les ayants droit de fait étaient Abdul Rahman El Assir, Amir Lodhi et Ziad Takieddine.
Certains de ces mouvements financiers ont eu pour destination finale la France et pourraient concerner des flux de corruption destinés, in fine, à des décideurs politiques français, selon des sources concordantes. Les noms de ces trois agents d’influence (MM. El Assir, Takieddine et Lodhi) sont bien connus des autorités françaises et pakistanaises puisqu’ils sont apparus, en 1994, dans le cadre de la vente au régime d’Islamabad de trois sous-marins Agosta par le gouvernement de l’ancien premier ministre Edouard Balladur. Montant de l’opération: 825 millions d’euros – dont 10,25 % de commissions..."
lien direct : http://www.mediapart.fr/journal/france/041109/karachi-revelations-sur-la-piste-des-comptes-suisses
AFFAIRE DE KARACHI : UN EX- RESPONSABLE DE LA DCN OUVRE LA PISTE INDIENNE
Mediapart, 4 novembre 2009 Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme
"...Jean-Marie Boivin, l’homme que l’on présente parfois comme l’«Alfred Sirven» de l’armement, par allusion à celui qui détenait les secrets les plus inavouables d’Elf-Aquitaine, a enfin parlé. Dans le cabinet du juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic, qui enquête sur les causes de l’attentat qui avait causé la mort, le 8 mai 2002, de onze employés français de la Direction des constructions navales (DCN) à Karachi, cet ancien responsable financier de la DCN, interrogé en qualité de témoin le 23 octobre, a ouvert une nouvelle piste.
L’attaque contre les intérêts français n’aurait rien à voir avec les islamistes pakistanais ou Al-Qaida (comme le soupçonnait initialement la justice), pas plus qu’avec un règlement de comptes lié à des commissions qui n’auraient pas été payées par la France à l’occasion de la vente de sous-marins Agosta (thèse privilégiée par les juges Marc Trévidic et Yves Jannier depuis 2008), mais pourrait avoir été le fruit d’une vengeance de militaires pakistanais, furieux que la France ait vendu des sous-marins de type Scorpene au grand ennemi du régime d’Islamabad, l’Inde.
Au cours de son audition, dont Mediapart a pu prendre connaissance, M. Boivin a révélé qu’à l’occasion du contrat Agosta, signé en 1994 entre la marine pakistanaise et DCNI (branche commerciale de la DCN), une clause confidentielle avait été ajoutée, à la demande d’Islamabad. Cette clause a pris la forme, selon M. Boivin, d’une «contre-lettre», c’est-à-dire une convention secrète qui contredit, en les annulant ou en les modifiant, des dispositions contenues dans un contrat. «Ce qui est intéressant dans cette contre-lettre, c’est qu’il s’agissait d’un engagement de la France et de DCNI de ne pas vendre de sous-marins à l’Inde», a précisé le témoin. M. Boivin s’est montré précis sur ses sources: «Je tiens cette information de Mme Joyeux [membre de l'équipe de DCNI] elle-même ainsi que de divers techniciens et ingénieurs qui faisaient partie de l’équipe de négociation..."
lien direct : http://www.mediapart.fr/journal/france/041109/affaire-de-karachi-un-ex-responsable-de-la-dcn-ouvre-la-piste-indienne
CE QUE RÉVÈLENT LES NOTES DE LA DGSE
Mediapart, 3 novembre 2009, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme
"...De manière assez surprenante, aucune des quarante notes déclassifiées par le gouvernement ne mentionne le contrat Agosta de 1994, dont certaines clauses sont encore tenues secrètes. Les services secrets français, comme Mediapart l’a déjà raconté, se sont pourtant longtemps intéressés à deux intermédiaires d’origine libanaise, Ziad Takieddine et Abdul Rahman El Assir, qui ont joué un rôle décisif dans ce contrat et qui sont aujourd’hui ouvertement suspectés d’avoir redistribué une partie de leurs commissions à des décideurs, en France comme au Pakistan. Détail qui n’en est peut-être pas un: les quarante notes remises aux magistrats sont toutes estampillées «confidentiel défense», le niveau de protection le plus faible. Aucun document classé «secret défense», ni a fortiori «très secret défense» (le plus haut niveau de classification), ce qui peut sembler également assez intrigant pour une affaire de cette ampleur. «La DCN a été prise pour cible en raison de sa vulnérabilité»
[...]
La totalité des documents déclassifiés par le gouvernement, dont on peut dès lors raisonnablement supposer qu’ils ne reflètent que de manière partielle le travail des services de renseignements français sur l’affaire de Karachi et ses possibles ramifications, se focalise exclusivement sur l’implication éventuelle d’Al-Qaida dans l’attentat du 8 mai 2002. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les documents en question n’offrent guère de certitudes sur ce point.
Dès le 16 mai 2002, soit huit jours après l’attaque qui a tué quinze personnes (dont onze Français) et blessé grièvement douze autres, la DGSE écrit que «le caractère discret de la présence française au Pakistan et de ses interventions en Afghanistan ne justifiait pas en soi cet attentat». Mais elle ajoute que le «caractère symbolique de la cible [des Occidentaux travaillant pour le compte de la marine pakistanaise, NDLR] et surtout la facilité d’approche» ont «pesé dans le choix des terroristes».
Une autre note du même jour précise: «A l’évidence, les autorités pakistanaises entendent très fermement écarter toute piste intérieure qui ne pourrait susciter qu’un débat interne problématique. En engageant la responsabilité d’Al-Qaida, Islamabad doit cependant impérativement trouver un acteur extérieur qui ne mettra pas en cause la stabilité du pays, notamment en zone pachtoune où le dialogue est déjà difficile avec l’Inde.» Six jours plus tard, les services français, qui jugent «de plus en plus probable que l’équipe de la DCN ait été prise pour cible en raison de sa vulnérabilité», insistent: «La responsabilité de groupes pakistanais opposés à la politique de Musharraf demeure la plus probable en dépit des accusations contre Al-Qaida.» Une autre note, qui souligne que «la piste intérieure [est] volontairement occultée par Islamabad», suggère que l’attentat «pourrait avoir pour origine des raisons politiques intéreures».
Une «fausse preuve forgée» par la police pakistanaise Accréditant l’idée d’une enquête biaisée à Karachi, la DGSE fait état, dès le 3 juin 2002, dans un rapport intitulé «Attentat de Karachi: vers la piste pakistanaise», de la volonté des services de sécurité pakistanais d’«écarter» désormais une implication d’Al-Qaida pour des raisons de politique intérieure. «Ils en sont aujourd’hui réduits à évoquer de façon informelle les hypothèses les plus douteuses [comme] une responsabilité des services américains de renseignements infiltrés au sein d’Al-Qaida», poursuit le document.
Deux semaines plus tard, les services secrets français évoquent une «enquête dans l’impasse» et affirment que «la piste des groupes fondamentalistes pakistanais demeure la plus crédible». Hypothèse qui sera appuyée par une note du 18 décembre 2002 selon laquelle Al-Qaida et le terrorisme international ne seraient donc pas à l’origine de l’attentat. Celui-ci «semble de plus en plus devoir être relié à un contexte purement local», écrit la DGSE. Qui ajoute: «Il sera d’autant plus difficile d’en identifier les réels commanditaires.» Suivant manifestement pas à pas les développements de l’enquête de la police pakistanaise, les services secrets français évoquent le 23 décembre 2002 une «zone d’ombre» majeure. Le seul indice matériel censé confondre un certain Asif Zaheer, suspecté d’être l’un des principaux responsables de l’attentat, est selon la DGSE «une fausse preuve forgée pour l’occasion puisque ce livret était en possession du Criminal Investigation Departement depuis de nombreux mois». Il s’agit en l’occurrence du livret d’immatriculation de la Toyota ayant servi, le 8 mai 2002, à l’attaque suicide contre le bus de la DCN et dont Asif Zaheer aurait été en possession.
Plus loin, la DGSE évoque à propos d’explosifs découverts chez le même Zaheer, sur la foi de confidences recueillies «en privé» auprès d’enquêteurs pakistanais, «un montage du chef de la police» qui «aurait elle-même dissimulé des détonateurs». Les expertises menées sur les lieux de l’explosion par la police scientifique parisienne ont par ailleurs permis de déterminer que les explosifs trouvés au domicile de Zaheer (du nitrate d’ammonium) ne correspondaient pas à ceux utilisés contre la DCN – du TNT militaire.
Le 14 mars 2003, trois jours avant l’ouverture du premier procès d’Asif Zaheer et de l’un de ses complices supposés, la DGSE se dit convaincue par avance que «ce procès ne permettra pas d’identifier les réels commanditaires de l’attaque suicide». Condamné à mort en première instance, Asif Zaheer sera finalement acquitté, le 5 mai 2009, par la cour d’appel de Karachi. Faute de preuves. Un autre suspect, Mohammad Sohail Habi, condamné à mort par contumace, a lui aussi été acquitté le 30 octobre dernier par la justice pakistanaise pour le même motif. La principale « faiblesse » de l’enquête officielle
A partir de septembre 2003, la DGSE semble ne plus savoir sur quel pied danser s’agissant des responsables de l’attentat. Dans une note du 8 septembre, elle affirme d’abord que «l’attentat anti-français du 8 mai 2002 a été perpétré par des activistes de la mouvance sectaire pakistanaise. Cette action a été partiellement financée par un membre d’Al-Qaida malgré les consignes de Ben Laden puisque cheikh Mohamed confirme le rôle joué par Zaheer, alias Shujah, chef du groupe responsable de l’attentat du 8 mai 2002». Puis elle ajoute, en commentaire, que «les explications de cheikh Mohamed n’expliquent [sic] pas les motivations des terroristes quant au choix de la DCN».
Et plus le temps passe, plus les services secrets français paraissent être certains de l’implication d’Al-Qaida sans que, pour autant, de nouveaux éléments déterminants n’aient émergé. Ainsi, dans un rapport du 8 avril 2005, les agents de la DGSE, qui parlent d’un attentat commis par le «deuxième cercle d’Al-Qaida», affirment que «les derniers renseignements recueillis permettent de considérer qu’Abou Faraj al-Libi, responsable des opérations d’Al-Qaida, est impliqué dans la formation et le financement des auteurs de cette action». Intitulée «Al-Qaida commanditaire de l’attentat contre la DCN à Karachi», une note du 6 juillet 2005 se veut encore plus affirmative. Insistant sur l’importance d’Abou Faraj al-Libi, arrêté quelques semaines plus tôt et accusé d’avoir «joué le rôle d’intermédiaire entre un cadre au sein d’Al-Qaida restant à identifier et les protagonistes de l’attentat», le document se conclut par cette curieuse formule: «L’identité du véritable commanditaire est encore inconnue, en revanche son appartenance à Al-Qaida ne fait plus de doute.»
Dans une note du 9 septembre 2005, la DGSE, qui souligne qu’Abou Faraj al-Libi aurait «nié toute implication d’Al-Qaida dans l’attentat», évoque les confessions d’un cadre de l’organisation de Ben Laden, soulignant que «[ses] réponses ne permettent pas d’identifier un commanditaire spécifique pour l’attentat de la DCN mais confirment que l’opération a été financée par Al-Qaida et réalisée par un groupe pakistanais local, le HUMAA».
Le 17 février 2006, les services français confirment que «la principale faiblesse de l’enquête officielle demeure la méconnaissance des commanditaires et du mode de financement de l’attentat». Tout en observant que «le service [la DGSE, NDLR] a néanmoins recueilli plusieurs renseignements indiquant l’implication des cadres d’Al-Qaida». Sans qu’il soit possible de savoir avec précision l’ampleur et l’exactitude de ces «renseignements».
[...]
Au terme de la lecture des liasses de documents déclassifiés par le gouvernement, une étrange impression de confusion subsiste, qu’il s’agisse, au Pakistan, des manipulations policières et de la lutte antiterroriste à géométrie variable, ou, côté français, de l’obstination des services de renseignements français à privilégier la piste menant à Al-Qaida, pourtant initialement écartée. Reste surtout une béance: l’absence de tout élément susceptible d’infirmer ou de confirmer la principale hypothèse d’enquête des juges, à savoir la piste des rétrocommissions occultes qui ont pu profiter au clan Balladur à l’approche de l’élection présidentielle de 1995. Selon cette thèse, c’est l’arrêt du versement des commissions dues par la France, décidé par les chiraquiens après l’élection de leur poulain, qui serait à l’origine de l’attentat." lien direct : http://www.mediapart.fr/journal/france/031109/affaire-de-karachi-ce-que-revelent-les-notes-de-la-dgse