dimanche 18 septembre 2011

[revue de presse] - [105] - [1er aout - 18 septembre 2011]

 
France info 15.09.2011

"L’homme d’affaires libanais Ziad Takieddine, intermédiaire présumé dans la vente de sous-marins par la France au Pakistan en 1994, a été mis en examen par le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, chargé du volet financier de l’affaire Karachi. En mai 2002, un attentat à Karachi au Pakistan a fait 15 morts dont 11 Français travaillant pour la Direction des constructions navales (DCN). La justice étudie l’hypothèse selon laquelle l’attentat pourrait être lié à l’arrêt du versement de commissions sur des contrats d’armements.

Le milliardaire Ziad Takieddine a été mis en examen pour abus de biens sociaux. Cet intermédiaire dans des contrats d’armement a été placé sous contrôle judiciaire “classique”, une interdiction de quitter le territoire et d’entrer en contact avec les autres protagonistes de l’affaire, a ajouté Ludovic Landivaux, son avocat. 

Ziad Takieddine a été interrogé par le juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke dans une affaire visant un supposé financement de la campagne présidentielle de 1995 du candidat de droite Edouard Balladur par des commissions frauduleuses en marge d’un marché de livraison de sous-marins au Pakistan.

Ziad Takieddine est au centre de deux importants contrats d’armement des années 1990, la vente de sous-marins au Pakistan en 1994 et un marché de frégates avec l’Arabie saoudite à la même époque.

Une mission d’information parlementaire et des éléments des procédures judiciaires publiées dans la presse ont désigné Ziad Takieddine comme l’intermédiaire par lequel sont passés 33 millions d’euros de commissions occultes dans le contrat des sous-marins au Pakistan et 200 millions en marge du contrat saoudien.

Selon le site Mediapart, le juge dispose d’un témoignage mettant en cause l’homme d’affaires, ainsi que Thierry Gaubert, ancien collaborateur de Nicolas Sarkozy et Nicolas Bazire, ex-directeur de cabinet d’Edouard Balladur à Matignon. Selon ce témoin, Thierry Gaubert a accompagné à plusieurs reprises Ziad Takieddine dans une banque suisse pour y retirer des fonds, remis à Paris à Nicolas Bazire, directeur de campagne d’Edouard Balladur en 1995. Nicolas Sarkozy était porte-parole de cette campagne.



Nouvelobs
[...] "J'affirme que je n'ai joué aucun rôle dans la conclusion de l'affaire Agosta. C'est un point essentiel", a-t-il dit au juge. Des responsables de la Direction des constructions navales (DCN) ont affirmé que M. Takieddine avait été imposé comme intermédiaire par le ministère de la Défense, à l'époque dirigé par François Léotard.

En revanche, M. Takieddine s'est montré plus prolixe sur les contrats Sawari II et Miksa, respectivement vente de frégates et de matériel de surveillance des frontières à l'Arabie saoudite.

Devant le juge, il a déclaré avoir "joué un rôle dans la reprise des relations entre la France et l'Arabie saoudite" en 1993. Trois ans plus tard, les relations entre les deux pays se tendent lors de la première visite officielle du président Jacques Chirac. Ce dernier a "accusé l'Arabie saoudite d'avoir, à travers le contrat Sawari II, financé par les Frais commerciaux extérieurs (FCE, nom pudique des commissions) la campagne de son ami de trente ans, devenu son ennemi, Edouard Balladur", selon M. Takieddine.

En 1995, Jacques Chirac a demandé de cesser le versement de commissions liées à des contrats d'armements en raison de soupçons de rétro-commissions, avait expliqué l'ancien Premier ministre Dominique de Villepin en novembre dernier. Ces rétro-commissions auraient pu alimenter la campagne présidentielle de l'ancien Premier ministre Edouard Balladur, ce dont ce dernier s'est fermement défendu.

La justice considère que l'arrêt de ces commissions pourrait être une cause possible de l'attentat de Karachi, qui a coûté la vie à 15 personnes dont 11 Français travaillant sur la construction de ces sous-marins en mai 2002.

Concernant le contrat Sawari II, Ziad Takieddine explique être alors allé voir Rafic Hariri, l'ancien Premier ministre libanais, assassiné en 2005, pour lui demander d'intervenir auprès de M. Chirac, dont il était proche, pour débloquer le contrat.

M. Hariri aurait, affirme M. Takieddine, payé une partie des commissions bloquées. "Le contrat Sawari II n'a pas été changé. Il a été entièrement payé tel que signé. Je me demande en conséquence ce qu'est devenue la part des FCE qui a été 'arrêtée' et quelle destination autre elle a prise", a-t-il déclaré au juge.

Evoquant le contrat Miksa, dont la signature était prévue en février 2004, M. Takieddine affirme que le président Jacques Chirac a interdit à son ministre de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, de signer le contrat avant d'évoquer deux réunions préparatoires avec Claude Guéant, directeur de cabinet de M. Sarkozy, et Brice Hortefeux, alors conseiller du ministre, en Arabie saoudite en octobre et novembre 2003.

L'Elysée voulait imposer une société de commercialisation de matériel militaire, la Sofresa, alors que l'Intérieur en avait une autre, Civipol.

Lorsque Dominique de Villepin a remplacé Nicolas Sarkozy place Beauvau, "l'affaire Miksa a été gelée", selon M. Takieddine. Les négociations ont repris en 2006, a-t-il ajouté.

Il précise avoir été contacté par un intermédiaire, Alexandre Djouhri, pour renouer le fil avec les Saoudiens, à la demande de Jacques Chirac. Evoquant un dîner à Genève avec M. Djouhri, ce dernier "a appelé Jacques (Chirac) et Maurice (Gourdault-Montagne, conseiller du président). Il a dit à Jacques qu'il était avec 'Zorro' et que les choses avançaient avec pas mal de difficultés", a poursuivi M. Takieddine.

L'homme d'affaires franco-libanais a dit au juge s'être "senti piégé par l'Elysée" sur cet important contrat qui n'a jamais été conclu entre les deux pays. AP



BFM TV :

Edwy Plenel / Mediapart 17.08.2011
Les documents Takieddine, dont Mediapart a commencé la publication le 10 juillet, dévoilent la vérité de la présidence de Nicolas Sarkozy. Et cette vérité est sale. Ayant pour fil conducteur l’argent noir des ventes d’armes, cette documentation sans précédent dans l’histoire de la République met à nu un système dont l’intérêt financier est le seul mobile, au détriment des lois en vigueur et de la morale publique.

Ces pratiques ou ces tentations ont toujours existé, et les affaires politico-financières qui ont terni les présidences de François Mitterrand et de Jacques Chirac en témoignent abondamment. Mais jamais elles n’avaient été installées avec tant d’ampleur au cœur du pouvoir comme le démontrent nos révélations qui attestent la place centrale occupée par Ziad Takieddine dans le dispositif sarkozyste. Jamais elles ne s’étaient étendues à ce point jusqu’à contaminer le sommet de l’État, ses règles fonctionnelles et ses usages administratifs. Telle est la révélation des documents Takieddine : la promotion de la corruption au cœur du pouvoir exécutif.

N’ayant d’autres compétences que son rôle d’intermédiaire auprès de régimes autoritaires ou dictatoriaux qui échangent des marchés juteux contre une reconnaissance diplomatique, Mr Takieddine n’a jamais cessé d’appartenir au premier cercle qui entoure Nicolas Sarkozy depuis qu’il fit ses premières armes, en 1994-1995, sur les contrats pakistanais qui sont au cœur de l’affaire Karachi. Ce Franco-Libanais n’est pas un simple intermédiaire, mais un conseiller occulte. Il fait des notes confidentielles, conçoit la stratégie secrète, participe aux réunions dans les palais de la République, donne son avis politique, transmet ses recommandations diplomatiques, prépare les rencontres avec des chefs d’État étrangers, organise les voyages préalables, s’occupe des contacts préliminaires, traduit de l’arabe les documents ou les conversations les plus sensibles, transmet officieusement des messages officiels, etc.

Depuis le retour, en 2002, de Nicolas Sarkozy sur la scène politique nationale, cet activisme militant d’un intermédiaire en vente d’armes ne s’est jamais démenti. Via le principal collaborateur administratif de Mr Sarkozy, le préfet Claude Guéant – aujourd’hui devenu ministre de l’Intérieur après avoir été son irremplaçable directeur de cabinet comme ministre puis le Secrétaire général de l’Élysée –, Mr Takieddine n’a cessé d’occuper ce rôle clé dans la sarkozie, aussi bien auprès du ministre de l’intérieur avant 2007 qu’auprès du président de la République depuis 2007. Après le Pakistan de ses débuts, son champ d’action a notamment concerné l’Arabie saoudite, puis la Libye, mais aussi la Syrie et le Liban, son pays d’origine.

Dans chaque cas, il s’est agi de promouvoir une politique extérieure de la France complaisante sinon complice avec des régimes non-démocratiques, aujourd’hui ébranlés par le vent de liberté du 89 arabe, et notamment les pires d’entre eux, les dictatures libyenne et syrienne. Mais surtout, dans chaque cas, il s’est agi d’en profiter pour obtenir ou tenter d’obtenir des contrats sur des ventes d’armes ou sur des achats de pétrole – ce que démontreront nos prochains épisodes syrien et libyen – au détour desquels l’enrichissement notable de Mr Takieddine était garanti par des commissions dont les destinations finales se perdent dans des paradis fiscaux.

Contrairement à ce qu’on avait pu croire avec les révélations constantes de Mediapart, depuis 2008, sur l’affaire Karachi qui ont amené la justice à enquêter sur son volet financier, Mr Takieddine n’est donc pas l’homme d’une seule affaire : cette vente de sous-marins au Pakistan dans laquelle il fut imposé en 1994 comme intermédiaire par le gouvernement Balladur dans la perspective du financement de sa campagne électorale de 1995, avec un circuit de commissions passant par une société écran dont la création fut supervisée par le ministre du budget de l’époque, Nicolas Sarkozy. Il fut en vérité l’homme de toutes les opérations similaires tentées depuis 2002 par le premier cercle de l’actuel chef de l’État dont les documents en notre possession prouvent qu’elles avaient la même finalité : assurer des financements occultes en vue d’une conquête durable du pouvoir suprême qui serait la garantie d’une protection et d’une poursuite de ces pratiques illicites

Le fil noir de l’aventure Sarkozy

Les documents déjà révélés par Mediapart à propos de l’Arabie saoudite et de la Libye le confirment. En 2003, alors que Nicolas Sarkozy est ministre de l’intérieur, Ziad Takieddine a failli toucher 350 millions d’euros de commissions occultes dans le cadre d’un marché d’armement avec l’Arabie saoudite. Interrompue sur intervention de Jacques Chirac, alors président de la République, cette négociation était secrètement conçue par celui que Ziad Takieddine nomme alors « le patron » et dont il n’était que l’exécutant : Nicolas Sarkozy. Le montage prévu afin de cacher les circuits financiers occultes passait par « les décisions suivantes du patron », écrit Mr Takieddine : la création d’une « nouvelle structure complètement dépendante de son ministère » qui, en assurant « le rôle de Conseil du Projet », « sera capable de couvrir le sujet “sensible” par le biais de ses honoraires ».

Ce sujet sensible n’est autre que le versement de commissions pour lesquelles un échéancier avait été prévu par Ziad Takieddine sur le même modèle que celui déjà utilisé en 1994 pour un contrat de ventes de frégates militaires à l’Arabie saoudite. Ce précédent contrat avait été validé par le ministre du budget de l’époque qui n’était autre que Nicolas Sarkozy. Mr Takieddine finira par toucher 91 millions d’euros de commissions sur ce marché. S’agissant de la tentative avortée de 2003, on retrouve donc les mêmes personnages, le même ministre, passé du budget à l’intérieur, et le même intermédiaire professionnel, sinon personnel.

Les notes Takieddine qui détaillent le montage financier prévu sont destinées à l’entourage direct de Nicolas Sarkozy, essentiellement son conseiller Brice Hortefeux, devenu ensuite ministre délégué aux collectivités locales, et son directeur de cabinet, le préfet Claude Guéant. Elles évoquent, dans un euphémisme transparent, lettre capitale comprise, « le Système voulu ». Elles mentionnent une « couverture/parapluie sur place » qui serait « indispensable pour permettre une “assurance” de résultat ». Enfin et surtout, elles mentionnent une « Banque d’Affaires du P. » dont le rôle financier paraît décisif : « Il sera utile lors de la prochaine visite de préparation ultime de confirmer la signature avec la Société, représentée par la Banque d’Affaires du P., du contrat en votre possession suivant le schéma approuvé », écrit ainsi Mr Takieddine aux collaborateurs directs de Mr Sarkozy, le 23 octobre 2003.

Les mêmes enjeux financiers occultes sont présents dans le dossier libyen, tel que le dévoilent les documents Takieddine. Ce dernier fut l’instrument direct du rapprochement privilégié avec Mouammar Kadhafi, entrepris dès 2005 par Nicolas Sarkozy via son bras droit, Claude Guéant. L’incongruité de la réception fastueuse du dictateur à Paris fin 2007, à l’invitation personnelle du président de la République nouvellement élu, trouve ici son fin mot : après la libération des infirmières bulgares, marché symbolique qui masquait les marchés financiers, c’était en quelque sorte une bonne manière faite à un partenaire en affaires.

Entravée de nouveau par la cohabitation conflictuelle avec Jacques Chirac, cette offensive libyenne aboutira à au moins un contrat d’armement : la livraison au régime libyen de matériel de guerre électronique offrant « une solution inviolable au système d’espionnage anglo-américain ». Mr Takieddine touchera 4,5 millions d’euros de commissions sur ce marché. Auparavant, il aura cornaqué, dans leurs déplacements discrets en Libye, MMrs Hortefeux et Guéant, préparant leurs voyages et leur donnant des recommandations précises.

Des guillemets aussi symboliques qu’énigmatiques accompagnent la mention dans ses notes de l’enjeu « commercial » de ces visites de deux représentants personnels de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur : « Le “contenu”, ainsi formulé, prendra en compte les sensibilités du pays, créant ainsi un “partenariat” qui permettra la réalisation de l’objectif commercial. (…) Il est indispensable que le volet “commercial” de la visite ne soit pas mis en avant par les préparatifs officiels. Seulement comme un point important dans le cadre des “échanges” entre les deux pays dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. » Ainsi donc la valse des millions qui, pour Ziad Takieddine, avait commencé, en 1994, avec les commissions sur la vente de sous-marins au Pakistan – il est soupçonné d’avoir touché sur ce contrat l’équivalent de 33 millions d’euros – n’a cessé de continuer après le retour au gouvernement en 2002 de Nicolas Sarkozy, ce « patron » du marchand d’armes qui allait devenir, en 2007, président de la République française.

Plus de 5 000 documents incontestables

L’affaire Karachi est au cœur d’une histoire passée : le financement occulte en 1995 de la campagne d’Edouard Balladur dont Nicolas Sarkozy était le plus ferme soutien et qui fut finalement vaincu par son rival à droite, Jacques Chirac. En revanche, les documents Takieddine sont au centre d’une histoire actuelle : l’élection en 2007 de l’actuel président de la République qui, jusqu’à preuve du contraire, entend bien être de nouveau candidat en 2012 pour se succéder à lui-même. La première est aux mains de la justice, deux juges d’instruction étant chargés d’enquêter sur son volet financier, Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire. Mais on serait étonné que les seconds ne suscitent pas leur curiosité, Mr Takieddine faisant office de trait d’union financier entre les campagnes présidentielles de 1995 et de 2007.

La situation créée par nos révélations est totalement inédite. En général, les investigations des journalistes accompagnent des curiosités judiciaires, avec plus ou moins de distance ou de bonheur. Mediapart, de l’affaire Karachi jusqu’à l’affaire Tapie, en passant par celle des Caisses d’Épargne, sans compter bien d’autres révélations ponctuelles, a déjà prouvé qu’il n’entendait pas s’y limiter. Comme celle de la presse, l’indépendance de la justice est une bataille quotidienne qui suppose le renfort de médias libres, capables de dévoiler des réalités insoupçonnées par les juges eux-mêmes. Dans le cas qui nous occupe, Mediapart est en possession de plus de 5 000 documents incontestables qui, pour l’heure, ne sont entre les mains d’aucun magistrat et ne font donc partie d’aucune procédure judiciaire.

Jamais un organe d’information ne s’est trouvé ainsi détenteur d’une telle somme de secrets dévoilant sur une longue durée les combines d’un marchand d’armes et son ascension au cœur du pouvoir politique. C’est en quelque sorte le journal de bord d’un triple personnage, à la fois conseiller occulte, intermédiaire sulfureux et financier de l’ombre. Aucun des documents déjà révélés par Mediapart n’a été réfuté ou contredit. Sollicités, les protagonistes, quand ils veulent bien nous répondre, ne les contestent d’ailleurs pas. Il va de soi, enfin, que nous veillons à n’exploiter, dans cette masse de documents, que ce qui est d’intérêt public, en écartant tout ce qui pourrait relever de la vie privée.

La richesse exceptionnelle de ce matériau explique sans doute la lenteur de son cheminement dans l’espace public. Il faut du temps pour en prendre connaissance, l’assimiler et l’analyser, tout comme il nous faut du temps pour le trier et le traiter. Mais, à mesure que se poursuivront nos révélations, nul doute que les questions d’ores et déjà posées, notamment par le Parti socialiste et par le Parti de gauche, seront de plus en plus relayées par une opposition qui prendra la mesure de l’extrême gravité des faits révélés. Pour aider à cette prise de conscience, nous mettrons progressivement ces documents en ligne, dans les semaines à venir, sur notre site documentaire FrenchLeaks où ils seront en accès libre.

Quant aux très faibles ou trop rares reprises de ces informations d’intérêt public par une grande part des médias français, nos lecteurs savent que l’entêtement finit toujours par payer, comme ce fut le cas, certes plus rapidement, avec nos révélations l’été dernier sur l’affaire Bettencourt qui furent d’abord boudées ou ignorées. S’il fallait une nouvelle preuve de l’état inquiétant de notre univers médiatique, en termes d’audace éditoriale et d’indépendance politique, ces lenteurs suffiraient à l’apporter. La place occupée par l’actuel patron éditorial du Figaro, Etienne Mougeotte, dans le dispositif relationnel de Ziad Takieddine ne fait que souligner une réalité qui les dépasse tous deux : le fait sans précédent dans une démocratie digne de ce nom qu’un grand quotidien soit non seulement la propriété d’un élu notable du parti au pouvoir, mais surtout celle d’un marchand d’armes vivant de la commande publique. Le sénateur UMP Serge Dassault n’est rien sans l’État français, son principal client auquel il vend sans concurrence ni transparence ses avions de combat, voire ses drones comme l’illustre un contrat récent imposé par le pouvoir à nos armées malgré leurs réticences.

C’est l’affaire des journalistes, ceux du Figaro compris, de ne pas accepter la corruption de leur profession induite par ces conflits d’intérêts qui, hélas, existent aujourd’hui dans la plupart des grands médias privés, propriétés d’industriels ou de financiers extérieurs aux métiers de l’information. Et c’est l’affaire de tous les citoyens de faire en sorte que la campagne présidentielle de 2012 porte la question centrale d’une libération de la presse française de toutes ces sujétions qui minent sa vitalité et ruinent son intégrité. Dans cette attente, Mediapart continuera d’illustrer, avec ses faibles moyens mais aussi sa grande détermination, l’indispensable rôle d’alerte et d’éveil démocratique d’une presse libre.

S’il est honnête et rigoureux, le travail est toujours récompensé : de même qu’en juillet 2010, nombre de médias n’avaient pas fait état des décisions de justice nous donnant raison dans la diffusion des enregistrements Bettencourt, le désistement soudain de Claude Guéant dans l’action judiciaire qu’il avait spectaculairement engagée à notre encontre en novembre 2010 est presque passé inaperçu, tout comme la mise en examen de Xavier Bertrand à notre demande pour ses propos diffamatoires qualifiant nos méthodes de « fascistes ». Il en ira de même avec les documents Takieddine : tôt ou tard, ils seront au cœur du débat public, tout simplement parce qu’ils dévoilent la corruption aujourd’hui installée au cœur du pouvoir. Une corruption qui ronge la République, mine ses valeurs et discrédite ses principes.

La corruption au cœur du pouvoir

En 1992, dans un ouvrage qui fit date, l’universitaire Yves Mény définissait en termes forts parce que simples et clairs la corruption : « Par définition, la corruption est un échange occulte, secret qui permet d’accéder à des ressources que le respect des règles et procédures n’aurait pas permis d’obtenir ou aurait rendu aléatoires. » Nous y sommes, évidemment. La Corruption de la République, sujet et titre de l’ouvrage de Mr Mény, paru chez Fayard, n’est évidemment pas nouvelle, facilitée et aggravée, soulignait-il déjà, par l’absence de transparence et la concentration du pouvoir. Mais la corruption au cœur de la République, comme installée à demeure et avec tant d’impudeur, c’est de l’inédit.

Ici, la corruption générale des règles administratives entraîne une corruption insidieuse des mœurs politiques. À l’argent sale obtenu de dictatures opprimant et réprimant leurs peuples s’ajoute le mépris total de la loi et des règlements, comme de ceux qui en sont les gardiens ou les instruments. Témoignant d’une diplomatie parallèle qui piétine allègrement les fonctionnaires du Quai d’Orsay, les documents Takieddine prouvent que le pouvoir était prêt à négocier au mépris du droit le sort judiciaire du bras droit de Kadhafi, Abdallah Senoussi, responsable, entre autres massacres, de l’attentat contre le DC10 d’UTA qui fit 170 victimes.

Ils prouvent aussi, de façon incontestable, que Ziad Takieddine, résident fiscal français et personnalité connue du sommet de l’État, ne paye pas d’impôts. Malgré une fortune évaluée à 97,2 millions d’euros dont plus de 40 millions sont localisés en France, il ne verse rien pour l’intérêt général, zéro centime, défiant avec constance la loi fiscale sans laquelle il n’y aurait pas de budget de la Nation, et donc pas d’État. Et il le fait alors même que c’est grâce à cet État qu’il s’est enrichi, en touchant les commissions que sa place auprès de Nicolas Sarkozy, ministre puis président de la République, lui a permis d’obtenir.

Sommes-nous toujours en République ? On en douterait sincèrement au constat que cette information aussi stupéfiante qu’indiscutable n’a, jusqu’à aujourd’hui, suscité aucun commentaire des ministres directement concernés, ceux des finances et du budget, François Baroin et Valérie Pécresse. On en doute assurément quand l’on constate que Ziad Takieddine n’a cessé de fréquenter des ministres du budget, de Nicolas Sarkozy lui-même à Jean-François Copé qui est non seulement son ami mais aussi son débiteur, comme l’atteste la comptabilité du marchand d’armes. On en doute définitivement quand l’on découvre, parmi d’autres hauts fonctionnaires, un ancien directeur du budget sous les gouvernements de droite parmi les invités très choisis du dîner festif organisé par Ziad Takieddine quatre jours après la victoire de la droite aux législatives de 2002.

S’efforçant de classer la corruption par catégories de dangerosité, le politologue Yves Mény mettait en haut de l’échelle cette « situation beaucoup plus grave où quelques décideurs publics, par l’importance des décisions financières et économiques qu’ils prennent, sont à même de déterminer le mode et le type de rapports qu’entretient l’administration avec le secteur privé ». Dès lors, poursuivait-il, « au sein de l’État de droit se crée ainsi un club, une “société mafieuse” avec ses codes et ses règles de conduite, ses rétributions et ses sanctions ». Il faut donc croire que, là aussi, nous y sommes.

La mafia comme métaphore politique

Car ce qui frappe dans la masse des documents Takieddine, albums photos compris, c’est la présence constante d’un cercle très fermé de proches de Nicolas Sarkozy. On y trouve d’abord le conseiller de toujours, l’ami et serviteur indéfectible, Brice Hortefeux, dont on sait qu’il se prépare à organiser la future campagne présidentielle. Puis deux autres proches issus du terrain de jeu initial, la ville de Neuilly-sur-Seine et le département des Hauts-de-Seine : Thierry Gaubert, qui, comme Mediapart l’a raconté dès 2008, est impliqué dans un scandale immobilier lui valant aujourd’hui d’être en instance de jugement à Nanterre, notamment pour escroquerie, et Dominique Desseigne, qui n’est pas seulement le patron du Fouquet’s mais surtout celui du groupe Barrière dont les casinos règnent sur presque tout le territoire national.

Enfin, deux autres personnages complètent ce tableau presque intime. Le premier est Jean-François Copé, dont on comprend mieux en découvrant les documents Takieddine la confiance présidentielle qui lui vaut d’être aujourd’hui à la tête de l’UMP. Le second est Claude Guéant qui, avant de devenir ministre de l’intérieur fin 2010, fut considéré comme le numéro deux de la République, secrétaire général de l’Élysée prenant le pas sur le premier ministre et son gouvernement au mépris de tous les usages. Ziad Takieddine est donc éminemment proche de ces cinq personnalités essentielles dans le dispositif politique de Nicolas Sarkozy. Et quand il n’invite pas ou ne régale pas les uns, il abreuve de notes ou de conseils les autres. Autrement dit, il fait lui aussi partie du clan, ou du « club » pour reprendre Mr Mény. De ce premier cercle qui entoure « le patron ».

L’Italie, qu’ont beaucoup fréquentée les politologues qui, comme Yves Mény, ont étudié la corruption de nos républiques, a eu la chance d’avoir, avec Leonardo Sciascia, un écrivain sicilien qui n’avait pas peur de la mafia au point d’en faire le matériau de son œuvre. Dans une note qui clôt Le Contexte, un roman de 1971 porté à l’écran par Francesco Rosi sous le titre Cadavres exquis, il confie avoir imaginé « un pays où n’avaient plus cours les idées, où les principes – encore proclamés et célébrés – étaient quotidiennement tournés en dérision », un pays « où le pouvoir seul comptait », pouvoir, ajoutait-il, qui, « de plus en plus et graduellement, prend la forme obscure d’une chaîne de connivences, approximativement la forme de la mafia ».

Aussi provocante soit-elle, cette métaphore politique de la mafia ne s’en impose pas moins à la lecture des documents Takieddine. Tant ils offrent clairement le tableau d’une chaîne de connivences dont le pouvoir est le seul enjeu, et l’argent le seul ressort. D’un monde d’intérêts aussi féroces qu’égoïstes où la loi est bafouée, et la République déshonorée. S’interrogeant en 1979, dans La Sicile comme métaphore, sur la persistance culturelle de la mafia dans sa Sicile natale, Leonardo Sciascia reprochait aux partis de gauche d’avoir trop déserté « l’exercice de l’opposition, et donc de la dénonciation, une fonction salutaire et capitale dans une démocratie ». « Une vraie révolution culturelle en Sicile ne sera pas possible tant qu’il n’y aura pas une bonne opposition », concluait l’écrivain.

Il en va aujourd’hui pour notre France sous Sarkozy comme de la Sicile de Sciascia. Devenu une île sous cette présidence, car de plus en plus coupé du monde et des autres, offrant le spectacle d’une déchéance morale en son sommet, où la xénophobie officielle sert de diversion aux corruptions essentielles, notre pays a en effet urgemment besoin d’une bonne opposition. D’une opposition qui n’ait pas peur d’affronter cette chaîne de connivences qui, désormais, s’étend à l’abri des institutions de la République.